RÉUSSIR AUTREMENT - Un samedi de la fin du mois de janvier, alors que la tempête Jonas avançait dangereusement sur la côte Est, les municipalités ont annoncé l’arrêt des transports et la fermeture des routes. Tandis que les rues se couvraient de neige, les gens se réfugiaient chez eux pour se détendre devant Netflix. Les boutiques ont fermé. Et puis Tiler Peck, danseur étoile au New York City Ballet, a publié sur Instagram une vidéo où la compagnie était informée de l’annulation des deux représentations prévues ce jour-là.
Les applaudissements ont retenti dans le studio de répétition. Sara Mearns, danseuse dans la même compagnie, a fait une petite danse de la victoire avant de publier sur Instagram des photos où elle faisait des arabesques dans la neige. Un charmant rappel de ce que dissimulent les tutus et les chaussons de danse: les danseurs étoiles sont des êtres humains comme les autres. Des gens qui ont un métier, comme vous et moi. La danse classique demande beaucoup de travail e
Dans cette série d’articles, le Huffington Post dresse le portrait de quelques-uns des meilleurs danseurs de la planète, qui travaillent dans des conditions parmi les plus inhabituelles qui soient, afin d’essayer de comprendre comment ils gèrent les mêmes soucis auxquels nous autres mortels sommes confrontés. Des centaines de personnes n’applaudissent pas la plupart d’entre nous quand on fait du bon travail. Et nous ne sommes pas obligés de passer chez le kiné matin et soir. Mais, quel que soit le secteur d’activité, les questions les plus importantes restent les mêmes. Que ressent-on quand notre corps est examiné sous toutes les coutures dans le cadre de son travail? Quand on nous demande de parler au nom de votre ethnie au cours d’une réunion professionnelle? Comment trouver les bonnes personnes pour vous servir de guides?
Dans cette première partie, nous avons discuté avec Marcelo Gomes, danseur étoile de l’American Ballet Theatre, de ces hommes qui travaillent dans un milieu que la plupart des gens associent à la féminité, et de la manière de se rendre si indispensable que les autres danseurs de la compagnie se battront pour travailler avec vous.
Marcelo Gomes en 2003 - Reuters
Marcelo Gomes est en retard. Sur le mur de l’un des nombreux studios de cet immeuble anonyme du quartier de Flatiron où se trouvent les locaux administratifs et les salles de répétition de l’American Ballet Theatre, l’horloge numérique égrène les minutes. On entend un piano dans le studio voisin. Quand Gomes arrive, il est un peu plus de midi, mais on ne peut pas lui en vouloir s’il lui faut quelques instants: son corps travaille depuis 8h30, et il a encore deux heures de répétitions avant le déjeuner.
Aujourd’hui, il répète "L’Oiseau de feu", dont il interprétera le rôle principal, celui d’Ivan, avec Misty Copeland, danseuse de renom qui jouera la créature éponyme. Il n’a pas exécuté cette chorégraphie depuis la première représentation, il y a quatre ans, et l’objectif de la répétition est de rafraîchir un peu sa mémoire musculaire. Nancy Raffa, maîtresse de ballet et ex-membre du corps de ballet de l’ABT, a visionné la vidéo d’une de ses performances en 2012. Elle est là pour lui réapprendre les mouvements et lui rappeler les nuances personnelles qu’il y avait apportées: un lent mouvement de tête ici, un poignet un peu plus courbé là.
Comme de multiples danseurs interpréteront ce ballet, un autre interprète, Alexandre Hammoudi, se joint à eux. Hammoudi est blessé aujourd’hui, et ne danse donc pas complètement. Pendant que Gomes répète la chorégraphie, il se tient environ trois mètres derrière lui, imitant à demi ses mouvements comme une sorte d’ombre au ralenti.
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Raffa montre à Gomes les premières phrases de huit temps, qu’il refait plusieurs fois, en sautant plus haut et en exécutant des pirouettes plus rapides à mesure qu’il répète la séquence. Au bout de quelques minutes, il est en sueur et retire son pantalon de jogging pour révéler un collant rouge vif, lequel souligne des quadriceps qu’on s’attendrait plutôt à voir sur un joueur de hockey ou de foot. La danse classique exige des hommes qu’ils développent l’élégance et la grâce mais aussi la force physique nécessaire pour bondir ou soulever son partenaire à bout de bras. Il est clair que Gomes dispose d’une force impressionnante, et qu’il est capable de gestes d’une douceur et d’une délicatesse remarquables.
Tandis que Raffa lui montre les quelques séquences suivantes de la chorégraphie, il se prend la tête entre les mains en riant. “Mon Dieu, j’avais complètement oublié ça!” “Ça te reviendra quand tu entendras la mélodie”, le rassure-t-elle. Il répète les mouvements avec la musique, en peinant un peu vers la fin. Le pianiste s’arrête et Gomes et Hammoudi se regardent, les mains sur les hanches et les yeux écarquillés. Gomes, qui halète légèrement, émet un son qui tient à la fois du grognement et du rire. Les deux amis sont consternés face aux difficultés de la chorégraphie. “Et c’est vraiment beaucoup plus rapide que ça”, leur rappelle Raffa.
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Agé de 36 ans, Gomes est né à Manaus, au Brésil. Il a commencé à apprendre la danse jazz à l’âge de 5 ans. À 8 ans, il a décidé qu’il voulait apprendre la danse classique, un choix qui a tout de suite reçu le soutien de ses parents mais lui a valu bien des haussements de sourcils. “On s’est beaucoup moqué de moi”, dit-il. Il était le seul garçon du cours jusqu’à son départ du Brésil, à 13 ans, pour aller se former en Floride, puis à Paris. Le fait qu’il veuille danser ne posait pas de problème au Brésil. “C’est le fait que je veuille être danseur étoile qui a choqué les gens”, ajoute-t-il.
Pour essayer d’expliquer cette réaction, il cherche un équivalent au mot preconceito, puis attrape son téléphone pour consulter l’application de traduction. Des idées préconçues. “Le fait que je fasse de la danse classique était un peu tabou”, explique-t-il, notamment parce que cela allait à l’encontre des normes brésiliennes en matière d’approche des sexes. “Les garçons, ça joue au foot, un point c’est tout. Moi, je n’en avais pas envie. J’étais nul en foot mais j’étais obligé d’aller aux matches et à l’entraînement. Mes cours de danse comptaient tellement pour moi que j’avais pour habitude de déjeuner dans la voiture pour aller directement au studio de danse après les cours. Et ça me rendait plus heureux que jamais, parce que je savais que je faisais ce qui me plaisait.”
Bien entendu, les Brésiliens dansent beaucoup, mais il y a une différence entre la danse de rue ou la samba et la danse classique, qui vient de l’étranger. Contrairement à la Russie, où danse classique et virilité exacerbée n’ont rien d’incompatible, le Brésil, comme les États-Unis, associe très fortement le ballet et la féminité.
La féminité et la sexualité. “Les gens sont toujours surpris quand ils me demandent si tous les hommes de la compagnie sont homos, et que je réponds que non. En fait, ils sont tous hétéros!” Gomes, lui, est homo, et en 2003, à l’âge de 23 ans, il est devenu le premier danseur étoile à faire son coming-out à la une du magazine LGBT The Advocate, sous le titre "ROMÉO EST HOMO".
“Pour moi, c’était très important parce qu’à l’époque je ne m’étais pas encore imposé dans le milieu de la danse. Mais j’en avais assez de toutes ces questions qu’on me posait dans les médias : ‘Et sinon, vous voyez quelqu’un?’ Ils me poussaient à faire mon coming-out, et j’ai choisi de mettre fin à ces questions qui me poussaient dans mes retranchements.” Il ne se pose pas la question de savoir pourquoi, au ballet, tous les rôles masculins sont hétérosexuels. “C’est là qu’il faut un talent pour la comédie. Quand j’embrasse Juliette, je ne suis pas moi-même”, dit-il. Il est cependant étrange qu’une discipline qu’on associe si étroitement à l’homosexualité masculine soit entièrement fondée sur un corpus d’histoires d’amour hétérosexuelles.
Personnages et idylles homosexuels n’ont pas leur place dans Le Lac des cygnes ouGiselle. Quant à l’homophobie dans la vie de tous les jours, Gomes reconnaît que s’il vivait dans un lieu moins ouvert que New York, il serait sûrement confronté à des réactions plus négatives en évoquant son métier. La plupart du temps, “les gens réagissent vraiment très bien”.
Pourtant, le fait que les danseurs étoiles doivent presque toujours interpréter des personnages hétérosexuels souligne bien les exigences nombreuses et parfois contradictoires auxquelles cette discipline soumet les hommes. En m’entendant suggérer que dans de nombreux ballets, tout particulièrement dans les pas de deux – un élément de base des ballets classiques, presque toujours dansé par un homme et une femme –, on peut avoir l’impression que l’homme n’est qu’un faire-valoir pour le personnage féminin, Gomes fait la grimace. “Je pense au contraire qu’il y a eu de réels changements à ce niveau”, proteste-t-il.
Aujourd’hui, dit-il, les hommes doivent non seulement être de très bons partenaires, capables de mettre une ballerine en valeur, mais aussi plus qu’excellents dans les sauts et les rotations. Ce changement a été amorcé il y a plusieurs dizaines d’années, avec Mikhail Baryshnikov et ses extraordinaires jetés et pirouettes. Sans oublier que, pour atteindre une envergure internationale, il faut aussi avoir des talents d’acteur, outre leurs prouesses techniques. En gros, les danseurs étoiles sont censés pouvoir tout faire.
Les danseurs étoiles sont souvent très demandés. Comme Gomes en a fait l’expérience, puisqu’il était le seul garçon dans ses cours, le milieu de la danse classique souffre d’une pénurie d’hommes et d’une surabondance de femmes. Les professeurs des plus jeunes sont souvent ravis d’avoir ne serait-ce qu’un garçon dans leur classe, même si son talent n’est que moyen. “Intégrer une compagnie a toujours été plus dur pour les femmes que pour les hommes. Il y a énormément de femmes, et d’excellentes danseuses”, indique-t-il.
Bien que les danseurs soient avantagés de ce côté-là, la culture ne leur fait souvent pas de cadeau: comme la danse classique est si fortement associée à la féminité, et aussi à l’homosexualité, Gomes pense qu’un garçon doit faire preuve d’une très grande détermination pour devenir danseur classique, dans un monde où l’homosexualité est encore stigmatisée. “Il n’y a pas que les professeurs désagréables qui n’arrêtent pas de vous critiquer. Ca, c’est quelque chose contre quoi il faut s’endurcir si on veut rester dans ce milieu. Mais, une fois sorti des studios, il reste un tas d’autres choses à affronter.” Cela va des moqueries incessantes endurées à l’école au coût même de la formation.
Malgré l’excellence technique et le grand talent d’acteur de Gomes, sa préférence va aux pas de deux. Il est très fier d’être un bon partenaire, qui met en valeur et rassure la ballerine. Gillian Murphy, autre danseuse de l’ABT, déclare en riant que toutes les filles se battent pour danser avec lui. Il est manifestement flatté de compter parmi les partenaires les plus recherchés de la compagnie.
Ce n’est donc peut-être un hasard si, pour se détendre après une longue journée de répétitions, son émission de télé préférée est The Amazing Race qui, quand on y réfléchit, est un peu l’équivalent du pas de deux dans les émissions de divertissement. Et quand on lui demande ce qui l’enthousiasme le plus dans la saison à venir, il fait la liste des ballerines avec qui il va danser, plutôt que des rôles qu’il va jouer. Mais il attend aussi avec beaucoup d’impatience d’interpréter à nouveau le rôle de Roméo, avec lequel il avait fait son coming-out il y a 13 ans. Il l’a beaucoup joué depuis, mais comme pour L’Oiseau de feu, il devra réviser la chorégraphie: sa dernière représentation remonte à plus d’un an.
“J’aime y revenir, une année sur deux. Une fois qu’on la maîtrise, on commence à l’envisager de manière complètement différente au fur et à mesure qu’on y voit d’autres choses et que l’on accumule des expériences. Un peu comme dans la vie”, conclut-il.
Les représentations new-yorkaises de “L’Oiseau de feu” d’Alexei Ratmansky débuteront le 18 mai à la Metropolitan Opera House.
Cet article, publié à l’origine sur le Huffington Post américain, a été traduit par Guillemette Allard-Bares pour Fast for Word.
source http://www.huffingtonpost.fr/2016/02/23/danse-classique-homme-cliches_n_9297972.html
Marcelo Gomes en 2003 - Reuters
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source http://www.huffingtonpost.fr/2016/02/23/danse-classique-homme-cliches_n_9297972.html