Tous les
deux jours, Richard Patry va au cinéma. Le sien, à Elbeuf (Seine-Maritime), où
il est né et habite, là où tout a commencé. Il l’a acheté à 24 ans avec
l’argent des banques. A 55 ans, il possède 74 écrans, surtout en
Normandie. Il a une tendresse pour son Grand Mercure. Il n’y a plus d’affiches
dans le hall. Personne à la caisse. Il descend dans la grande salle, s’assoit
au milieu. « Et là, parfois, je suis en larmes. » Pas un
spectateur depuis le 14 mars. Quand il fait ses courses, il passe devant le
bâtiment et croise son public, dans la rue, à distance.
Jean-Marc
Pailhole pleure, lui aussi, quand il se rend dans son Cargo de nuit, une salle
de concert de 350 places à Arles (Bouches-du-Rhône). « Dans le
silence, j’entends la musique des concerts passés, j’entends les gens heureux,
et je repars avec mon blues. » Jean-François Chougnet, lui, dirige le
Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), à
Marseille : « C’est horrible, les œuvres sont comme
abandonnées. » Parfois, il les prend en photo. Pour se donner du
moral, il jette un œil sur le jardin qui surplombe la mer, « magnifique
en cette saison ». Olivier Haber pilote la Seine musicale, salle de
6 500 places à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). Il
lâche : « Tous les jours, je fais le deuil des spectacles que
j’annule. »
Il y a
2 000 cinémas en France, 2 500 salles de musique, 3 000
librairies, 1 200 musées, 16 000 bibliothèques, 1 000
théâtres. Un maillage du territoire unique au monde. Des lieux en dur, comme on
dit, où se retrouve le public toute l’année. Des lieux qui donnent le tempo de
la France culturelle et tissent du lien social. « On se rend compte
maintenant qu’ils sont précieux pour notre santé mentale », confie
Jean-Marc Pailhole.
Ces lieux
sont petits ou gros, privés ou publics, appellent le silence ou la clameur,
mais leurs patrons se retrouvent dans cette phrase de Shakespeare, relayée par
le metteur en scène Peter Brook et Olivier Mantei, directeur du Théâtre des
Bouffes du Nord et de l’Opéra-Comique, à Paris : « The readiness
is all [“il faut être prêt à tout”]. »
« De la
sidération à la dépression »
Nous avons
écouté une trentaine de ces directeurs. Pour comprendre ce qu’ils ressentent et
ce qu’ils font. « Je suis passé de la sidération à la
dépression », résume Richard Patry. Ils ont dû accepter des fermetures
bien plus longues que prévu. Oublier les spectacles passés, qui marchaient
fort, dit Olivier Mantei. Ecouter du chant grégorien, comme le fait Chris
Dercon, président du Grand Palais, à Paris. Hervé Chandès, directeur de la
Fondation Cartier pour l’art contemporain, relit Paul Virilio, qui a théorisé
la notion d’accident planétaire, ou médite un bout de papier griffonné
par l’artiste Raymond Hains : « Aujourd’hui,
c’est quand même formidable parce que c’est aujourd’hui. » by Par Michel Guerrin et Brigitte Salino
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